17 Octobre 1961 : Histoire et oubli
Le 17 octobre 1961, 49 ans de silence sur l’impunité du dernier crime coloniale |
Les discours glorifiant le colonialisme ne contribuent pas à rendre justice à l’Algérie |
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PATRICK JARRY, MAIRE DE NANTERRE, ET LES MASSACRES DU 17 OCTOBRE 1961
« La France doit reconnaître sa responsabilité »
Il est temps que le nombre de morts lors des événements du 17 Octobre 1961 soit véritablement avoué et qu’il ne fasse plus l’objet d’une quelconque polémique.
De plus en plus de voix s’élèvent en France pour dénoncer les massacres du 17 Octobre 1961 et exiger une reconnaissance des faits. Le dernier en date est Patrick Jarry, maire socialiste de Nanterre qui a affirmé qu’«il est temps que les plus hautes autorités de l’Etat, 50 ans après, reconnaissent enfin officiellement leur responsabilité dans ces massacres à travers un acte qui engage la République».
S’exprimant en marge de la commémoration dimanche, à Paris, des massacres du 17 Octobre 1961, présidée par le secrétaire d’Etat chargé de la Communauté nationale à l’étranger, Halim Benatallah, le maire de Nanterre a annoncé la future commémoration par sa municipalité, en 2011, du cinquantenaire de ces massacres par la dénomination d’un boulevard du 17 octobre qui se situera entre la place de la Croisée et le boulevard des Provinces Françaises.
Une première en France pour évoquer le souvenir de ces événements. Nanterre a connu une forte présence d’Algériens qui s’y sont établis en s’intégrant très vite dans les luttes syndicales et politiques, comme en témoigne la création du Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj dans un café de Nanterre en 1937. Une séance de travail avait auparavant réuni Benatallah et Jarry à l’issue de laquelle, le secrétaire d’Etat a salué la «leçon d’amitié et de fraternité» qui se distingue dans la perpétuation de la mémoire de ceux qui se sont sacrifiés.
«Nous sommes en train de jeter des passerelles afin que l’histoire soit rétablie dans toute sa vérité», a déclaré Halim Benatallah, qui a salué les acteurs qui oeuvrent «avec courage et ténacité» pour que la société civile en France s’assume et rétablisse «la vérité historique» sur les massacres perpétrés le 17 octobre 1961 contre des Algériens qui manifestaient pacifiquement pour leur droit à la dignité et la liberté.
Se recueillant à Nanterre, devant une plaque commémorative, Halim Benatallah, s’adressant au maire socialiste de Nanterre, Patrick Jarry, sur la place des droits de l’homme, en face de la préfecture de police, dira: «Nous sommes ici pour accomplir un devoir de mémoire grâce à vous M.le Maire et d’autres hommes de conviction.» Sur cette place, construite sur le site du bidonville «La folie», le plus grand de France où s’entassaient plusieurs centaines d’émigrés algériens, le maire de Nanterre, a déclaré que «se souvenir aujourd’hui, c’est aussi faire oeuvre de mémoire et de vérité». Il a rappelé que «Nanterre a pris la responsabilité, en 2003, de poser cette plaque, car de nombreuse victimes de ce crime d’Etat venaient de cette ville». Après l’étape de Nanterre, Benatallah s’est rendu sur le pont de Clichy à la mairie de Clichy-La Garenne où il a été accueilli par le maire, Gilles Gatoire, également conseiller municipal des Hauts-de-Seine, sur fond d’exécution des hymnes nationaux de l’Algérie et de la France. Le secrétaire d’Etat a remercié au nom du gouvernement algérien l’acte ainsi posé qui contribue à la réhabilitation de l’histoire. Il a également adressé, au nom du président de la République, Abdelaziz Bouteflika, à la communauté nationale établie en France, «les sentiments les plus profonds de compassion et de solidarité» en ce jour commémoratif. M.Gatoire a loué les perspectives d’établissement d’un «climat de confiance bilatérale» et évoqué «la coopération pour la construction d’un avenir qui s’appuiera sur cette histoire partagée». Une rencontre a réuni Benatallah et des diplomates algériens avec le maire. Le secrétaire d’Etat a ensuite rencontré les membres de l’ancienne Fédération de France du FLN, qui ont appelé à un devoir de «reconnaissance» pour tous les sacrifices consentis durant la guerre de Libération nationale par la communauté émigrée.
Abdelkrim AMARNI
Alors que l’Algérie a mis sous le coude la loi criminalisant le colonialisme
Les partisans de la loi du 23 février persistent et signent
Les anciens de “l’Algérie française” et du courant xénophobe s’apprêtent à installer, demain, la fondation pour la mémoire, prévue par l’article 3 de la loi du 23 février 2005 qui considère le colonialisme comme “une entreprise civilisatrice”.
La récente annonce faite par le président de l’APN, au sujet de la décision des autorités politiques algériennes de mettre sous le coude le projet de loi portant criminalisation du colonialisme, ne semble pas être mesurée à sa juste portée du côté français. Du moins de la part des anciens de l’Algérie française et du courant xénophobe de l’extrême, qui n’ont visiblement rien perdu de leurs ardeurs nostalgiques pour l’empire perdu. Et pour cause, ils s’apprêtent à installer, demain mardi, la fondation pour la mémoire. Cette fondation est prévue par l’article 3 de la loi scélérate du 23 février 2005 qui considère le colonialisme comme “une entreprise civilisatrice”. Cette fondation qui jouit certainement de la bénédiction du pouvoir élyséen, soucieux de ménager l’électorat lepéniste, suscite néanmoins un tollé auprès d’organisations de la société civile française et d’universitaires qui la dénoncent. C’est le cas de l’historien Gilles Manceron, historien et vice-président de la Ligue des droits de l’Homme, pour qui la mise en place de cette fondation montre que la société française est “à la croisée des chemins”. Cet historien souligne “le paradoxe entre une grande partie de la population française, souvent jeune, qui veut que la vérité soit dite sur la colonisation et une autre fraction de celle-ci, plus âgée, surtout implantée dans le Midi de la France, qui ne veut rien reconnaître ni regarder en face, et reste attachée aux dénégations et aux anciens mensonges”. C’est cette tranche de l’opinion qui a mené à l’occasion du dernier Festival de Cannes une croisade hystérique contre le film de Rachid Bouchareb Hors-la-loi. C’est encore elle qui avait soutenu l’érection de plusieurs monuments à la gloire de l’Algérie française et des tueurs de l’OAS, insiste cet historien qui rappelle à juste titre que “c’est cette fraction de l’opinion qui a poussé à l’adoption de la loi du 23 février 2005 qui prétendait présenter la colonisation comme positive”. Gilles Maceron déplore aussi le fait que cette fondation, dont le but est de “légitimer les crimes coloniaux” soit contrôlée par “des institutions à la tête desquelles se trouvent des généraux qui persistent dans la justification de l’emploi de la torture par l’armée française en Algérie et dans la négation du mouvement nationaliste algérien”. Cette fondation est en porte-à-faux avec la proposition du président Sarkozy d’avoir un regard apaisé sur le passé colonial, mais elle constitue surtout une torpille au travail conduit par de nombreux universitaires français en collaboration avec leurs collègues algériens pour une réécriture “honnête” de l’Histoire, s’insurge cet historien. Un autre historien, Olivier Le Cour Grandmaison, lui aussi partisan de “laisser l’Histoire aux historiens”, voit dans cette fondation en ce moment précis des desseins électoralistes. “L’offensive de la majorité actuelle (la droite UMP, ndlr) se poursuit sous des formes diverses et se poursuivra sans doute jusqu’en 2012” pour des raisons électoralistes, argumente-t-il. Mettant en relief la “singularité” de la France dans son rapport avec son passé colonial, il explique que la loi “scandaleuse” du 23 février 2005 qui “sanctionnait une interprétation positive, officielle et mensongère de la colonisation française”, n’a “aucun équivalent européen, sinistre exception française” et n’est pas l’épilogue d’une offensive idéologique menée, il y a cinq ans, mais bien le prologue d’un combat en réhabilitation qui n’a jamais cessé depuis. C’est la raison pour laquelle Olivier Le Cour Grandmaison juge “essentiel” que les candidats des gauches parlementaires et radicales présents au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 “prennent clairement position pour l’abrogation de cette législation”. Et ce n’est certainement pas une coïncidence fortuite que la mise en place de cette fondation intervienne aussi deux jours après la commémoration des massacres d’Algériens par la police du préfet Maurice Papon, le 17 octobre 1961 à Paris. D’ailleurs de nombreux chercheurs et des scientifiques ont refusé d’entrer dans son conseil scientifique, estimant qu’au lieu d’être un outil au service de la recherche historique, “elle risque de capter des archives privées dans des conditions difficiles à contrôler, relevant son caractère partial quant au travail sur la mémoire” de la guerre de Libération nationale.
La lame tranquille
On découvre, dans les limbes des archives exhumées par les deux auteurs, un Mitterrand, garde des Sceaux, qui, pendant 16 mois, refuse 80% des demandes de grâce des militants algériens et se faisant un sinistre devoir de signer les billets d’exécutions sans broncher.
La France a mis 53 ans pour découvrir que François Mitterrand était un boucher. Le livre choc de François Malye et de Benjamin Stora déconstruit le mythe d’un Mitterrand qui se révèle sous son véritable visage d’ordonnateur de la guillotine.
Quarante-cinq martyrs algériens sont passés à l’échafaud par la seule volonté d’un homme qui fut président de la France. On savait Mitterrand pétainiste, machiavélique et ardent défenseur d’une guerre totale contre les Algériens et leur représentant l’ALN. Mais on découvre, dans les limbes des archives exhumées par les deux auteurs, un Mitterrand, garde des Sceaux, qui, pendant 16 mois, refuse 80% des demandes de grâce des militants algériens et se faisant un sinistre devoir de signer les billets d’exécutions sans broncher. Une réalité bien lointaine du Mitterrand qui abolit la peine de mort dès son investiture en 1980 et qui fut, pour cela, célébré comme un chantre des droits de l’homme par les socialistes et le peuple de gauche.
Si Mitterrand a fait aussi fort que Robespierre, ce livre n’est que le début d’une histoire qui transparaît au compte-gouttes. Pas un mot sur la responsabilité connue de Mitterrand dans l’exécution de Larbi Ben M’hidi, malgré le témoignage accablant d’un Aussaresses renvoyé dans ses foyers sans la légion d’honneur. Enseveli dans la fosse commune de l’histoire le témoignage du juge Bérar qui avait servi de courroie de transmission à l’ordre d’exécution que Mitterrand a signé.
Cela va sortir. Ce pan de l’histoire doit sortir. À l’horizon 2012, alors que l’Algérie fêtera les 60 ans de son indépendance, Paris prépare également son inventaire de mémoire en fêtant “la colonisation positive”. Celle souhaitée par le duo Sarkozy-Guaino et célébrée par les hordes nostalgiques de l’extrême droite et des harkis. Le mot repentance va refaire surface, au grand dam de Nicolas Sarkozy, et les deux nations vont s’emparer de leurs symboles comme des étendards. Et c’est à celle qui écrira le mieux l’histoire la plus vraisemblable de ses héros. La mémoire de Mitterrand a pris un coup. Son mythe a été écorché, mais Paris ne laissera jamais dire que c’était un assassin de sang-froid. Comme Alger ne pourrait jamais brader le culte d’un Ben M’hidi, un héros d’une flamboyance jamais égalée. La guerre de la mémoire est loin d’être terminée.
Massacres du 17 octobre 1961
http://www.dailymotion.com/video/x484ef
Commémoration à Paris et à Lyon
Plusieurs associations françaises militant contre l’oubli des crimes commis par la France coloniale ont lancé, hier, un appel pour un rassemblement le 17 octobre à la place Saint-Michel à Paris, là où tant d’Algériens furent jetés à la Seine, il y a 49 ans. Ces associations exigent notamment la reconnaissance officielle du crime commis par l’État français les 17 et 18 octobre 1961, le libre-accès effectif aux archives pour tous, historiens et citoyens, ainsi que le développement de la recherche historique sur ces questions. De son côté, le Collectif lyonnais du 17 Octobre 1961, regroupant une dizaine d’associations et d’organisations (Agir ensemble pour les droits de l’Homme, Association pour la promotion de la culture algérienne, Attac-Rhône, LDH, Lutte ouvrière, la Maison des passages, MRAP, le Parti des indigènes de la Républiques, SOS Racisme) organise, le même jour, deux manifestations pour le respect des droits et pour commémorer ces douloureux évènements. Cette commémoration a été précédée par la projection, hier soir, du documentaire Le Silence du fleuve, de Mehdi Lallaoui, suivie d’une rencontre-débat avec l’historien Jean-Luc Einaudi. Le 17 octobre, il est prévu un jet de fleurs dans le Rhône et une minute de silence au pont de la Guillotière et sur les berges du fleuve qui traverse la ville de Lyon.
Récit La mémoire du 17 octobre Chronologie Biblio/filmographie mises à jour, le jeudi 5 mai, 2005 16:35
Les événements du 17 octobre 1961 ont longtemps été frappés d’un oubli presque entier. Longtemps, nul ne semblait savoir qu’avait eu lieu en 1961 une manifestation de masse d’Algériens à Paris, ni qu’elle avait été réprimée avec une extrême violence. Il importe de déterminer les raisons de cet oubli, mais aussi de comprendre comment il a pu être, depuis les années 1980, progressivement et partiellement dissipé . Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera possible de rendre raison de l’ambiguïté de la « mémoire officielle » du 17 octobre 1961 qui se construit actuellement. Michel Debré premier ministre en octobre 1961 Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 par Charlotte Nordmann
1. Le contexte En 1961, la nécessité d’une solution négociée au conflit algérien s’est imposée. Des négociations ont été officiellement ouvertes entre le gouvernement français et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne le 20 mai 1961. Il est hors de doute pour les participants que les négociations aboutiront à l’institution d’un État algérien indépendant : les discussions portent sur les conditions exactes de l’indépendance. Et pourtant c’est à partir de l’été 1961 qu’eurent lieu les plus terribles violences que connut le territoire métropolitain pendant la Guerre d’Algérie. C’est cette contradiction que met en évidence l’examen des faits qui ont conduit aux massacres du 17 octobre 1961. En 1961, Maurice Papon est préfet de police de Paris. Nommé à ce poste en 1958 sous la IVème République, il y a été maintenu par le président Charles de Gaulle sous la Vème. Lorsqu’en 1958 M. Papon est nommé préfet, à la suite de violentes manifestations de policiers parisiens, sa recommandation est » l’efficacité » dont il a fait preuve lors de son mandat de préfet à Constantine. De 1956 à 1958, en tant que préfet et IGAME pour les départements de l’Est algérien, il a instauré un système de répression dans lequel la torture est systématique, les exécutions sommaires courantes. Lorsqu’il est nommé préfet de police à Paris en 1958, il répond à une campagne d’attentats menés en métropole par le F.L.N. en organisant des rafles massives de « Français musulmans d’Algérie « . Les violences à l’encontre de la population nord-africaine de Paris s’institutionnalisent : le préfet de police crée la Force de police auxiliaire, constituée de harkis, qui pratique la torture ; il fait ouvrir le Centre d’Identification de Vincennes, où peuvent être internés, sur simple décision administrative, sans jugement, les Nord-Africains » suspects ». M. Papon va jusqu’à instaurer, le 1er septembre 1958, un couvre-feu pour les Nord-africains. Boycotté par le F.L.N., il tombe peu à peu en désuétude. Au cours des opérations de police, des internements, des rafles et des « contrôle » par les harkis, des hommes disparaissent. De nombreuses plaintes sont déposées, pour torture, pour meurtre ; malgré l’accumulation de témoignages accablants, malgré les constatations de sévices par des médecins, malgré le nombre de disparitions, aucune plainte n’aboutira.
Toute la population nord-africaine de la région parisienne souffre de ces rafles systématiques et de la violence des harkis qui patrouillent dans les quartiers qu’elle habite, par exemple dans le 18ème ou le 13ème arrondissement. Ces violences s’ajoutent à la condition extrêmement dure qui est faite par ailleurs aux travailleurs nord-africains en métropole. Dans leur très grande majorité, ce sont des célibataires que de grandes firmes industrielles françaises ont fait venir par contingents : la France manque de main d’œuvre et les populations rurales d’Algérie ou du Maroc constituent une force de travail docile. Ils vivent dans des hôtels à Paris ou dans des bidonvilles, comme à Nanterre. La surpopulation et l’isolement forcé qu’ils subissent tiennent à la fois à leur pauvreté et au refus des propriétaires français de leur louer des appartements. Les Algériens » immigrés » en métropole sont très strictement encadrés par le F.L.N. Cela signifie en particulier que tous sont contraints de cotiser – ceux qui refusent risquent la mort. 2. D’août 1961 au couvre-feu d’octobre En août 1961, les rafles et les perquisitions s’intensifient, les violences et les détentions arbitraires, au faciès, se multiplient.
Ce redoublement de l’offensive policière se produit alors que le F.L.N. a cessé ses attentats à Paris et en banlieue depuis plusieurs semaines. Les attentats de l’O.A.S. deviennent au même moment de plus en plus nombreux, visant parfois des hôtels où vivent des Algériens. Fin juillet 1961, les négociations entre le gouvernement français et le G.P.R.A. ont achoppé sur la question du Sahara, la France contestant la souveraineté du futur État algérien sur cette région. En août 1961, le président Charles de Gaulle est prêt à céder sur cette question d’importance pour relancer les négociations. Il entend en même temps être en position de force pour négocier. C’est le sens de son geste lorsque, fin août 1961, il démet de ses fonctions le Garde des Sceaux Edmond Michelet, favorable depuis longtemps à la négociation avec le F.L.N. Il cède ainsi à la pression de son Premier ministre Michel Debré, lequel est profondément partisan de l’Algérie française. En renvoyant Edmond Michelet, il signifie qu’il accepte le durcissement de la répression contre les » Français musulmans d’Algérie « . Le F.L.N. décide, fin août 1961, de reprendre sa campagne d’attentats en métropole. Les policiers sont visés ; onze d’entre eux seront tués et dix-sept autres blessés de la fin août au début octobre 1961. A la suite de ces attentats, trois organisations syndicales de policiers, dont la principale, se constituent en un » Comité permanent de coordination et de défense » et exigent du pouvoir des exécutions de condamnés à mort et un couvre-feu pour les Nord-africains A partir de septembre 1961, des rafles massives sont organisées . Au cours de ces rafles, des personnes disparaissent. C’est aussi à partir de septembre que l’on commence à entendre parler de cadavres de Nord-africains retrouvés dans la Seine. A la pression des policiers, qui parlent de » se faire justice soi-même « , M. Papon répond par un discours sans ambiguïté : le 2 octobre, aux obsèques d’un policier, il déclare: » Pour un coup rendu, nous en porterons dix « , puis, plus tard, il assure les policiers que, s’ils tirent les premiers, ils seront » couverts « . Le 5 octobre, il instaure un couvre-feu pour les » Français musulmans d’Algérie « . Malgré les dénégations du ministre de l’Intérieur, ce couvre-feu raciste institutionnalise la confusion entre » Algérien » et criminel. 3. La manifestation Le F.L.N. décide d’organiser un boycott du couvre-feu. Une circulaire du 7 octobre met fin à la campagne d’attentats en métropole : il s’agit par ce boycott de changer entièrement de stratégie et de renverser l’opinion publique française. Alors que les attentats s’inscrivaient dans une logique de clandestinité et de guerre, le boycott du couvre-feu doit prendre la forme d’une manifestation pacifique de masse, au grand jour. La manifestation doit avoir lieu dans tout Paris, le long des artères principales de la ville. Tous doivent y participer, les familles entières. Les manifestants ont la consigne de ne répondre à aucune provocation, à aucune violence ; des cadres du F.L.N. les fouillent avant la manifestation pour s’assurer qu’ils n’ont rien qui puisse servir d’arme. Tous les Algériens de la région parisienne doivent participer à la manifestation, sous la contrainte si nécessaire : il s’agit non seulement pour la Fédération de France du F.L.N. de démontrer son emprise sur les Algériens en métropole, mais aussi de faire exister aux yeux des Français le peuple algérien. A l’institutionnalisation de l’arbitraire et du racisme, il faut répondre par la revendication d’une existence politique. Les dirigeants de la Fédération de France estiment que la répression qui ne peut manquer de s’abattre sur les manifestants mettra en lumière la violence du pouvoir et la légitimité de la lutte du peuple algérien pour son indépendance.
Au matin du mardi 17 octobre, la police sait qu’une manifestation de masse se prépare ; des cars de police quadrillent la ville, des policiers cernent les bouches de métro aux portes de Paris, prêts à arrêter les manifestants. Aux portes de Paris, à la sortie des métros Étoile, Opéra, dans les couloirs de la station Concorde, sur les Grands Boulevards, les manifestants seront systématiquement matraqués, à coups de crosse, de gourdin, de bâton, souvent jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. Les policiers frappent au visage, au ventre, des manifestants qui ne font montre à aucun moment d’aucune violence ni d’aucune résistance. Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, au pont de Neuilly, au Pont-Neuf d’Argenteuil et en d’autres lieux, les policiers tirent sur les manifestants. Sur les ponts aux portes de Paris et sur le pont Saint-Michel, des hommes sont précipités à la Seine. En plein Paris et pendant plusieurs heures se déroule une véritable chasse au faciès, à laquelle la population parisienne assiste et collabore même parfois. Le préfet de police M. Papon suit toutes les opérations et se rend lui-même à l’Etoile, pour constater leur » bon déroulement « . Il a aussi connaissance de toutes les liaisons radio de la police. Il sait donc que de faux messages d’information circulent selon lesquels des policiers auraient été tués. Il ne les démentira pas. Plus de dix mille Algériens sont interpellés. Ils sont internés au palais des Sports, au Parc des Expositions, au stade de Coubertin, au Centre d’Identification de Vincennes, pendant près de quatre jours. Quatre jours pendant lesquels les violences continuent. A leur arrivée, les manifestants sont systématiquement battus. Dans l’enceinte des lieux d’internement, on assiste à des exécutions et nombreux sont ceux qui meurent de blessures non soignées. Au lendemain de la manifestation, le bilan officiel est de deux morts algériens. Il fait état de » tirs échangés » entre la police et les manifestants. Malgré les efforts de quelques parlementaires, le gouvernement empêche la création d’une commission d’enquête. Aucune des plaintes déposées n’aboutira. S’il n’est pas possible de déterminer exactement combien d’Algériens furent tués le 17 octobre 1961 et les jours qui suivirent, il reste que le chiffre de plusieurs centaines de morts, avancé par J-L. Einaudi dans son livre La Bataille de Paris à partir de l’étude de registres de cimetières, de témoignages et de documents internes du F.L.N., est le plus vraisemblable. De nombreuses archives administratives qui auraient été essentielles au dénombrement des victimes ont aujourd’hui disparu. Ceci explique pourquoi le rapport Mandelkern – commandité par le gouvernement et rendu public en 1998 – et le livre de J-P. Brunet, qui tous deux se fondent sur les archives existantes de la préfecture de Police, concluent à un nombre de morts bien inférieur – autour d’une quarantaine. Le rapport Mandelkern reprend du reste à son compte la version selon laquelle des tirs auraient été échangés entre les manifestants et la police. Charlotte Nordmann Récit La mémoire du 17 octobre Chronologie Biblio/filmographie L’oubli et la mémoire par Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal 1. La censure étatique L’oubli qui a frappé la journée du 17 octobre 1961 est-il dû à la censure organisée par le pouvoir ? C’est une explication que l’on a souvent invoquée ; et au regard du nombre des saisies et des interdictions de publication, elle semble justifiée. Le gouvernement chercha à imposer le silence sur la terrible répression qui frappa ce jour là les Algériens. Au lendemain de la manifestation, le bilan officiel est de trois morts. Pour maintenir cette version, le gouvernement doit faire taire ceux qui la contesteraient. Le 17 octobre même, on interdit aux journalistes d’être présents. Les quelques images de télévision qui existent sont dues à des télévisions étrangères. Ceux qui tentent malgré tout de prendre des photos voient leur matériel détruit. Les saisissantes photos prises par Elie Kagan durent l’être clandestinement. Les lieux d’internement restèrent interdits aux journalistes pendant les quatre jours que dura la détention des Algériens ; les seuls témoignages qui les décrivent sont dus aux manifestants eux-mêmes, à des médecins, à des militaires ou à des appelés. Le journal Vérité-Liberté, qui dénonce les massacres et reproduit des témoignages, en particulier un tract de policiers dénonçant la violence extrême de la répression, est immédiatement saisi sur ordre du préfet de police M. Papon. Fin 1961, le livre Ratonnades à Paris, de P. Péju, est saisi lui aussi. Le film de J. Panijel, Octobre à Paris, qui reconstitue la manifestation à partir des photos de E. Kagan et de témoignages d’Algériens, est saisi par la police lors de sa première projection, en octobre 1962. Malgré les efforts de certains parlementaires, le gouvernement empêche la création d’une commission d’enquête sur les crimes du 17 octobre et des jours suivants. Aucune des poursuites judiciaires engagées, aucune des plaintes déposées n’a non plus abouti. Aucun policier ne sera condamné pour les crimes commis, aucun responsable politique n’aura à en répondre. Il ne fait pas de doute que le gouvernement a tout mis en œuvre pour s’assurer du recouvrement des crimes du 17 octobre 1961. La censure ne semble pourtant pas suffire à expliquer l’oubli du 17 octobre, si l’on considère en particulier ce qui a été écrit dans la presse dans les jours qui ont suivi les massacres : beaucoup de choses ont été sues et portées à l’attention du public. L’oubli du 17 octobre ne s’explique donc pas simplement par un défaut de connaissance. En effet, si dans un premier temps chacun des journaux adopte un discours correspondant à sa position politique, moins d’une semaine après les faits, tous s’accordent pour dénoncer les violences policières. Au lendemain de la manifestation, seuls L’Humanité et Libération dénoncent la violence de la répression ; Le Monde et La Croix, se voulant neutres, relaient la version officielle de » heurts » avec la police tandis que Le Figaro et France-Soir affirment que ce sont les manifestants, » fanatisés » ou » manipulés » par le F.L.N., qui se sont rendus coupables de violences à l’encontre des policiers. Mais dans la semaine qui suit la manifestation, à mesure que les témoignages affluent, un consensus se dégage dans la presse : tous en viennent à dénoncer les » violences à froid » dont ont été victimes des manifestants pacifiques. La plupart des journaux publient des enquêtes sur le bidonville de Nanterre. Tous font état des corps que l’on retrouve quotidiennement dans la Seine. La presse n’a donc pas été silencieuse : elle a su l’essentiel des faits et en a traité publiquement, malgré la censure. Presque immédiatement après la manifestation, les violences terribles auxquelles elle a donné lieu ont été, pour une part essentielle, rendues publiques. La raison de l’oubli du 17 octobre 1961 doit donc être cherchée ailleurs que dans la censure organisée par l’Etat. 2. « L’oubli » de la Guerre d’Algérie Un premier élément de réponse s’impose : le 17 octobre 1961 a d’abord été oublié au même titre tous les crimes de la Guerre d’Algérie. Ce ne sont pas seulement les violences du 17 octobre 1961 qui ont longtemps été recouvertes d’une chape de silence et d’oubli, c’est l’ensemble des crimes de la police et de l’armée française pendant cette » opération de maintien de l’ordre « . En effet, la guerre, qui dura près de dix ans, a déchiré les Français et, lorsque la paix est enfin conclue, c’est sur un oubli collectif autant qu’individuel que se reconstruit l’unité de la nation française. Le conflit a profondément divisé le pays : quelle unité aurait pu se dégager entre les colons prêts à commettre des attentats pour conserver une Algérie française, ceux dont l’Algérie est simplement le pays, qui y ont toujours vécu, entre les Français de la métropole qui désirent avant tout la paix et acceptent par conséquent que l’indépendance soit accordée à l’Algérie et ceux qui prennent parti pour l’indépendance et s’engagent à des degrés divers au côté du F.L.N. ? A cette division on n’a su opposer que le silence et l’oubli, individuel comme étatique. Combien d’appelés, contraints pendant la guerre à commettre les pires violences, n’ont trouvé de » solution » à ce déchirement intérieur que dans le silence ? L’indépendance proclamée, le gouvernement édicte la loi d’amnistie : aucun des crimes commis au titre de la poursuite de la guerre ne pourra faire l’objet de sanctions pénales. 3. Le recouvrement par « Charonne » Mais l’oubli du 17 octobre 1961, c’est aussi son recouvrement et sa confusion avec la manifestation de Charonne. L’oubli des victimes algériennes suit un cheminement plus complexe que celui retracé pour l’instant : une autre mémoire vient recouvrir le souvenir du 17 octobre 1961, un autre crime prend sa place. Rappelons les faits. Le 8 février 1962, quelques mois après la manifestation des Algériens, le Parti Communiste Français organise une manifestation pour exiger que soit mis fin à la Guerre d’Algérie. Les policiers chargent et huit personnes trouvent la mort. A leurs obsèques se rassemblent plusieurs dizaines de milliers de personnes. La mémoire des martyrs de Charonne sera entretenue avec constance par le P.C.F. et au-delà par l’ensemble de la gauche française. Charonne restera pour tous le symbole de la violence de l’Etat pendant la Guerre d’Algérie et – bien que le mot d’ordre du rassemblement ait alors été celui de paix en Algérie plutôt que d’indépendance de l’Algérie – l’expression de l’engagement anti-colonial du P.C.F. On aurait pu penser que cette répression sanglante en rappellerait une autre, encore récente. Dans les faits, c’est le contraire qui se produit : le 17 octobre 1961 est entièrement occulté par Charonne. Dès le début de l’année 1962, avant donc que ne commence le travail collectif d’oubli et d’amnistie des crimes de la guerre, il semble que la manifestation des Algériens ait déjà disparu de la mémoire collective. Ainsi Le Monde, qui avait dénoncé les violences du 17 octobre, qui s’était inquiété des dizaines de cadavres retrouvés dans la Seine après la manifestation, peut-il écrire en février 1962 que la répression de Charonne a été la plus violente que Paris ait connu depuis 1934. On frémit de penser que ce qui distingue les manifestants de 1961 et ceux de 1962 ne peut être que la couleur de peau et les droits qui y sont attachés. Que la mémoire de Charonne soit une autre face de l’oubli du 17 octobre se manifeste aussi dans la confusion persistante entre les deux événements : dans des livres d’histoires, au cours d’un journal télévisé, les photos du 17 octobre ont servi à illustrer les violences de Charonne. Cette confusion du 17 octobre 1961 avec Charonne, qui a signifié dans les faits l’oubli du 17 octobre, s’est probablement opérée de manière primordiale par le biais du discours propre du P.C.F. Le fait que la mémoire du 17 octobre 1961 ait toujours été absente du discours du P.C.F., alors que Charonne y tenait une place essentielle – et le fait, conjoint, que les Algériens n’aient pas été associés à la manifestation du 8 février 1962 – marque en fait une ambiguïté fondamentale du Parti Communiste Français. S’exprime ici ce qu’on pourrait appeler les « hésitations » de l’anti-colonialisme du P.C.F. Peut-être faut-il rapporter cette ambiguïté du P.C.F. à son appartenance à une nation impérialiste, ou encore à un nationalisme dont il faudrait chercher l’origine tout à la fois dans le patriotisme de la Résistance et l’imitation de l’URSS. De ces hésitations témoigne la perméabilité du P.C.F. au discours de défense de l’intérêt national, telle qu’elle s’est manifestée notamment dans les années 1980 (notamment lorsque Robert Hue organisait dans sa commune des manifestations que l’on peut dire « racistes »). C’est à cette ambiguïté qu’il faut rapporter le recouvrement de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961 par celle de Charonne. 4. Depuis les années 80 Au vu de ces analyses, la question se pose de savoir comment le 17 octobre 1961 en est progressivement venu à forcer l’espace public et à retrouver place dans la mémoire collective. A défaut de proposer une véritable explication de cette ré-émergence, nous retracerons ici les voies qu’elle a empruntées. Si, en 1972, P. Vidal-Naquet avait déjà rappelé les massacres des 17 et 18 octobre 1961 dans son livre La Torture dans la République, c’est à partir des années 1980 qu’ils acquièrent peu à peu une véritable publicité. En 1980, Libération publie un dossier sur le 17 octobre rédigé par G. Mattéi et J-L. Péninou : » Il y a dix-neuf ans, un massacre raciste à Paris « . Parallèlement, Les Nouvelles Littéraires publient un texte intitulé » Cela s’est vraiment passé à Paris, il y a dix-neuf ans « . L’année suivante, en 1981, Libération fait à nouveau paraître trois pages sur les crimes du 17 octobre. Le Monde publie lui aussi un article sur la manifestation et M. Trillat et G. Mattéi rappellent les événements dans le journal télévisé du soir. C’est la première fois qu’ils sont évoqués à la télévision. L’apparition dans la presse du 17 octobre 1961 coïncide avec le mouvement par lequel la gauche socialiste est arrivée au pouvoir. Que l’on ait parlé pour la première fois à la télévision du 17 octobre 1961 en octobre 1981 ne relève pas du hasard. Cependant, le travail des journalistes et des intellectuels ne trouve aucun relais politique. P. Vidal-Naquet relève ainsi, dans sa préface à la réédition de Ratonnades à Paris, qu’au moment même où le 17 octobre sort de l’oubli, le président F. Mitterrand réintègre dans leurs grades des généraux de l’O.A.S. Si le mouvement par lequel le 17 octobre a forcé l’espace public n’est certes pas étranger à celui grâce auquel la gauche socialiste a accédé au pouvoir, il est tout aussi important de noter que le Parti Socialiste n’a lui-même jamais pris part à ce combat contre l’oubli. Tout au long des années 1980 et 1990, des intellectuels et des journalistes travaillent à ce que le 17 octobre acquière la publicité qui lui est refusée : en 1983 paraît le roman de D. Daeninckx, Meurtres pour mémoire ; en 1985, le livre de M. Lévine, Les ratonnades d’octobre ; des documentaires télévisés retracent les événements ; en 1991 paraît Le silence du fleuve, d’Anne Tristan, dans lequel sont reproduites les photos d’Elie Kagan, et dont la publication a été permise par le travail de l’association Au nom de la mémoire. Un livre en particulier marque une étape dans la redécouverte des événements : La Bataille de Paris, publié en 1991. A partir d’archives du F.L.N., de témoignages de manifestants et de policiers, à partir des plaintes déposées à l’époque et de registres de cimetières, J-L. Einaudi retrace, minute par minute, le déroulement de la manifestation et de sa répression. La précision extrême de cet exposé des faits les présentifie comme jamais ils ne l’avaient été. La Bataille de Paris a par ailleurs joui d’une publicité singulière du fait du procès intenté par M. Papon à J-L. Einaudi. Ce dernier témoigne en 1997 lors du procès de M. Papon, accusé de crime contre l’humanité pour son rôle à Bordeaux pendant l’Occupation ; il rappelle les crimes du 17 octobre et souligne la responsabilité de M. Papon. L’ancien préfet de police et ex-ministre de V. Giscard d’Estaing ne s’était pas manifesté lors de la publication de La Bataille de Paris mais il porte plainte pour diffamation en février 1999, à propos d’un article où J-L. Einaudi déclare que, le 17 octobre 1961, un massacre a été perpétré par les forces de polices » sous les ordres du préfet Papon « . En mars 1999, au terme d’un procès qui a permis que soient entendus nombre de témoignages démontrant la matérialité des faits décrits par J-L. Einaudi, M. Papon est débouté de sa plainte, le tribunal accordant à J-L. Einaudi » le bénéfice de la bonne foi « . Surtout, la cour de justice reconnaît à cette occasion qu’eurent lieu, le 17 octobre 1961, des » massacres « . 5. Les ambiguïtés de Lionel Jospin Avec la publication de La Bataille de Paris et la publicité que lui a apportée le procès intenté par Papon, la question de l’ouverture des archives a été posée publiquement et le gouvernement s’est vu contraint de prendre sur ce point position. Lors de ses recherches pour La Bataille de Paris, J-L. Einaudi s’est en effet vu refusé l’accès aux archives et en particulier aux archives de la préfecture de Paris. En 1997, lors du retour de la gauche au pouvoir, le gouvernement lance deux enquêtes sur les événements du 17 octobre 1961 ; l’une est le fait du ministère de l’Intérieur, l’autre du ministère de la Justice ; elles aboutiront à deux rapports, respectivement le rapport Mandelkern et le rapport Géromini. En mai 1999, le Premier ministre Lionel Jospin se déclare en outre favorable à ce que soit accordé un large accès aux archives portant sur le 17 octobre 1961. La position du gouvernement socialiste sur le 17 octobre 1961 est en fait essentiellement ambiguë. Ainsi le rapport Mandelkern minimise-t-il le nombre de manifestants assassinés, affirmant que, même si l’on prend en considération les archives disparues, ce chiffre ne saurait excéder les dizaines. Par ailleurs, même après la déclaration du Premier ministre en 1999, J-L. Einaudi s’est vu une nouvelle fois refuser l’accès aux archives de la préfecture de Paris. Enfin le Premier ministre s’est récemment prononcé contre la reconnaissance officielle des crimes du 17 octobre 1961, déclarant que l’Etat n’avait pas à faire acte de » repentance » et qu’il appartenait à présent aux historiens de faire le nécessaire travail de mise au jour de la vérité sur ces événements. En la travestissant du mot de » repentance « , le gouvernement refuse d’accéder à l’exigence légitime de reconnaissance et de condamnation d’un crime commis par l’Etat français. Il faut encore ajouter qu’en appeler ainsi aux historiens laisse supposer que les faits resteraient encore à prouver. Or, d’une part, le nombre de morts, s’il n’a pu jusqu’à présent être défini avec certitude, ne pourra jamais l’être plus précisément et, d’autre part, la terrible violence de la répression, elle, est avérée et n’a aucun besoin d’être démontrée plus avant. Que le gouvernement s’en remette ainsi au travail des historiens est également significatif à un autre titre. Il se trouve en effet que le seul ouvrage publié à ce jour par un historien » patenté » sur le 17 octobre 1961 est celui de J-P. Brunet. On l’aura remarqué lorsque nous avons exposé le lent travail qui a permis que le 17 octobre acquière progressivement une place dans la mémoire collective : ce ne sont pas des historiens qui ont été à l’origine de la redécouverte du 17 octobre 1961, mais des intellectuels et des journalistes. J-L. Einaudi n’est lui-même pas un historien de profession. Loin d’avoir initié la lutte contre l’oubli, les historiens ont été les derniers à s’y engager – au même moment que le gouvernement. C’est probablement ce qui explique que J-P. Brunet semble avoir voulu, dans son livre Police contre F.L.N., publié en 1999, défendre la communauté historienne : il présente le discours de l’historien comme le seul à même de faire apparaître la vérité, en s’autorisant du fait que, lui, contrairement à J-L. Einaudi, a eu accès aux archives de la Police, de la Justice et de l’Assistance Publique, et surtout en prétendant à une rigueur qu’il dénie à ce même J-L. Einaudi. Mais le tort ne serait pas grand si les problèmes posés par le livre de J-P. Brunet se limitaient à ce qu’il apparaisse comme une tentative de réhabilitation de l’Historien et une défense de la corporation historienne. Comme le remarque P. Vidal-Naquet, J-P. Brunet ne nie certes pas le drame qu’a constitué le 17 octobre 1961, mais on ne peut que s’inquiéter de ce que, d’une part, il n’ait interrogé aucun témoin algérien, et d’autre part, de ce qu’il conclue à un nombre de morts – quelques dizaines – qui vient confirmer des hypothèses auxquelles il était arrivé dès 1991, sur la foi du seul témoignage de M. Papon. La conclusion semble ici précéder la recherche – piètre marque de rigueur scientifique. Les lecteurs de ce livre ne peuvent en effet qu’être étonnés par le parti prix de son auteur : disqualification de principe de tous les témoignages d’Algériens (l’auteur n’en a lui même recueilli aucun…) et crédit de principe apporté aux déclarations de Maurice Papon. La méthodologie de « l’historien » Brunet laisse particulièrement à désirer : rejetant en bloc les récits des témoins directs (Algériens), ne prenant pas acte de la destruction d’archives, jouant du fait qu’il est impossible de déterminer précisément le nombre des victimes, Brunet construit sa démonstration de manière à ne tenir compte que des pauvres archives que la préfecture de police a bien voulu conserver. Le titre de l’ouvrage de J-P. Brunet, Police contre F.L.N., Le drame du 17 octobre 1961, exprime du reste éloquemment la conception que l’auteur se fait de l’événement. Contrairement à ce que laisse entendre ce titre, ce n’est pas » le F.L.N. » qui a subi le déchaînement de la répression, c’est toute la population algérienne de la région parisienne, contrainte à manifester par la Fédération de France – et cela, même la police le savait, qui fait état de » menace de mort » à l’encontre de ceux qui refuseraient de braver le couvre-feu. Ce n’est pas » la police » qui est l’auteur des massacres du 17 octobre 1961 ; l’affirmer, c’est occulter que la répression sauvage de la manifestation n’a pas été – comme le suggère J-P. Brunet – le fait d’un excès malheureux de policiers rendus furieux par les attentats dont ils avaient été victimes, mais qu’elle a été voulue par le gouvernement qui a délibérément laissé les mains libres à Papon et s’est ensuite assuré que tous, selon les propres termes du préfet, seraient » couverts « . En appeler aux historiens, comme le fait le gouvernement lorsqu’il refuse d’accéder à l’exigence légitime de reconnaissance et de condamnation des crimes du 17 octobre 1961, n’a donc rien d’innocent, lorsque le seul ouvrage qui ait été publié par un historien « patenté » en vient en quelque sorte à nier les faits en en proposant une interprétation inacceptable et quasi mensongère. L’oubli du 17 octobre 1961 a été pour une part dissipé, grâce à un travail de plusieurs dizaines d’années, mais la » mémoire officielle » qui se construit actuellement est pleine d’ambiguïtés. A ce jour les crimes du 17 octobre 1961 n’ont fait l’objet d’aucune reconnaissance officielle ; aucun monument, aucun lieu de mémoire ne leur est consacré. C’est qu’il y a, de 1961 à maintenant, une certaine continuité des pratiques de l’Etat. Les réseaux étatiques qui ont permis qu’aucun des crimes commis ne reçoive de sanction sont toujours actifs. La réticence de l’Etat et de la société civile à reconnaître les crimes du 17 octobre 1961 témoigne plus profondément de ce que l’histoire de la colonisation reste à faire. Cette histoire n’est pas du ressort des seuls historiens : il appartient à la société toute entière de la mener, car la société toute entière est aujourd’hui encore structurée par cette histoire coloniale.
Charlotte Nordmann (enseignante) & Jérôme Vidal (responsable des Editions Amsterdam)
http://17octobre1961.free.fr/pages/Histoire.htm
http://www.dailymotion.com/video/x18vo6
http://www.dailymotion.com/video/x5mvs4
http://www.dailymotion.com/video/x3hf3a
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